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Sur le fil

Écrire ce que l’on voit, plutôt que ce qui est. Dire je pour une fois, dire je vois, dire ce que je vois. Chaque toile d’Élise Havet est le fragment d’un monde où grâce et violence s’entrelacent. Me rappelant celui d’Hammershøi, le monde d’ici est lumineux. Brillent les gris colorés, ocres bleutés, roses chauds. Pourtant nul intérieur bourgeois au mobilier épuré, ponctué d’âmes errantes, ici le monde est désormais peuplé de revolvers, d’oiseaux morts, de mains blanches et de personnages dissimulant leur visage. Le monde d’Élise Havet me rappelle également celui de Balthus. Ce sont les jeunes filles à la fenêtre, les instants suspendus, les détails choisis avec soin : la paupière close d’un valet de pique, un anneau de métal au majeur gauche, le motif fleuri d’une robe. Aucune photographie des œuvres ne permet véritablement de s’en rendre compte mais les peintures d’Élise Havet composent un espace en mouvement. Chaque toile vibre, les fonds palpitent, les corps ont leur poids propre. C’est assez rare qu’une peinture bouge pour en chercher la cause. On pense d’abord à la technique, aux glacis successifs qui imprègnent la toile du temps long de sa création, mais aussi au choix des points de vue, du cadrage resserré, du clair-obscur. Quelque chose est toujours sur le fil, quelque part entre peinture ancienne et modernité cinématographique, austérité et préciosité, objectivité et intime, violence et repos. Les portraits ont à voir avec les natures mortes. Les frontières sont floues, rien n’est jamais frontal ou attendu. Des portraitistes funéraires du Fayoum, à Alice Neel représentant des newyorkais de tout horizon, l’art du portrait repose souvent sur l’intersubjectivité du regard. Il me semble qu’une autre histoire se joue ici, où il n’est pas question de reconnaissance par le visage, ni d’œillade érotique ou menaçante. Le geste de la peintre saisit autre chose du sensible, représente les êtres, souvent de dos, tête baissée, tournée, regard imperceptible, parfois morts. Ainsi ce regard du modèle dérobé, perdu, voilé, dont toute la posture du corps indique pourtant la direction, offre à l’œil qui le contemple une ligne de fuite. La peinture est un seuil qui tient de la surface, comme de son dépassement. Il y a le regard jeté par la fenêtre qui invite à la rêverie mélancolique, les globes oculaires de l’oiseau mort tournés vers l’obscurité infinie, l’œil concentré en direction des mains, ces mains qui saisissent les choses du monde, tentent, à l’image du geste pictural, d’en retenir les contours, contre la chute ou la disparition. Les mains sont nombreuses, expressives, noueuses, ouvertes, fermées, croisées, cherchant solution face à l’énigme de ce monde d’objets tant ordinaires que symboliques, rappelant la finitude de la matière. Ce sont les cerises rouges et rondes, les allumettes consumées, les revolvers, qui indiquent la possibilité d’une réponse. Si chaque tableau est le fragment d’un ensemble, où se répondent, outre les couleurs, les surfaces mouvementées des vagues sombres, des arbres et buissons, des pelages, des plumes et des chignons, alors l’esprit qui contemple, passant de l’un à l’autre, construit en son for intérieur sa propre narration, quelque part entre thriller, conte métaphysique et autofiction.

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Qui est donc cet homme assis là ? Avec qui est-il venu ? Son nom, tu le connais, maintenant il t’échappe. C’est sans doute un tricheur, comme tout un chacun, et dont le jeu prometteur ne peut que crisper les nuques et déjouer les attentes. Tu tournes la tête en direction de la fenêtre. Tu préfères que personne ne croise ton regard, ni ne sonde tes mouvements intérieurs. La tension est palpable. On tue le temps, les mains sont nerveuses. La petite boussole trouvée sur un marché à Copenhague circule de main en main. Tu te demandes si elle marche, indique le nord ou la qibla. Tu rêves de te recroqueviller sur toi-même, comme le chien qui est au sol et qui a vu quelque chose, tandis que le jour faiblit. Les amis sont là, attentifs au moindre bruit susceptible d’annoncer la fin de la partie. Quand ça arrive, il fait presque nuit, tu sautes de ta chaise, ajustes ta robe noire, allumes les bougies. Tout le monde quitte la pièce, laisse les cuillères d’argent sur la table basse. Dehors il y a du vent, tu fermes la fenêtre, quelque chose change, ton esprit se détend dans le retour à la solitude. Tu pourrais sortir, marcher le long du sentier qui gravit la colline, goûter la pluie, la nuit, te laver au vent. Et puis tu es lasse, tu caresses le vieux revolver sur la commode, ignores s’il marche, t’éloignes, retires ton vêtement et te caresses le dos pour en chasser les tensions.

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Le temps s’écoule mais les cheveux repoussent. Les cheveux repoussent dans le temps qui s’écoule. Il t’a fallu de longues semaines à retourner les phrases pour les entendre autrement, et puis un matin, tu passes à l’acte. Tu coupes tes cheveux, les abandonnes là pour une autre personne qui y verra un talisman pour son propre futur. Tu imagines le faisceau de ta chevelure enroulé avec soin dans un petit coffre nacré. Tu ne peux pas attendre plus longtemps, tu glisses la clé dans la serrure, forces un peu, cherches dans la fracture invisible, t’interromps pour reprendre ton calme, tu inspires à plein poumon, puis expire, lentement, tu recommences plusieurs fois, jusqu’à ce que le calme ait regagné tes jambes, ton bassin, ton dos, ta main, alors, tu tournes la clef vers la droite jusqu’au tintement salvateur, dévales les escaliers et files à l’anglaise. Maintenant que tu es en chemin, tu marches, sans te retourner, plus rien ne presse, tu as emporté avec toi une petite pierre trouvée dans le lit de la rivière l’été dernier, ainsi qu’un revolver ancien mais encore en état de marche. Tu avances en direction de la rue principale. Quelques lumières pointent çà et là. Tu te demandes si le porche sera ouvert.

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Les images intérieures s’enchaînent. Tu revois le petit corps du verdier qui a butté contre la fenêtre. Tu retrouves les paysages alentours battus par les vents. Quand le corps se détend, les images se dissipent. Un quart d’heure pour attacher les chevilles avec la cordelette. Le jeu s’éternise, mais est-ce un vraiment un jeu et joue-t-on la même partie ? Chacun sa partition, la cuillère circule, il ne reste plus qu’une seule allumette sur les quatre. Tu te surprends à regarder par la fenêtre, la chaleur exigerait une robe plus légère. Tu penses déjà à la prochaine fois, ce qui est aussi une manière de faire durer le présent. Son dos tourné ne t’empêche pas de discerner un sourire.

 

 

Florence Andoka pour Élise Havet, mai 2023.

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